Note d’intention de Joris Lacoste:
Luciano Berio a précisément défini le genre qu’il appelle « théâtre d’oreille” : un type de spectacle dont la théâtralité est proprement interne à l’expression vocale : c’est dans les mouvements de la parole chantée, dans la tension entre l’articulation vocale et le sens, dans le jeu des registres les plus hétérogènes, dans les rapports d’harmonie et d’accompagnement, que se situe tout le “théâtre”. Il n’y a pas de personnages à proprement parler, encore moins d’intrigue ou d’argument. Les phrases elles-mêmes, les paroles, les voix, sont les vrais personnages de la pièce. Le langage lui-même (les langues) est toute la narration, de A à Z (Z =“Ronne”). C’est un théâtre mental. La toute première version d’A-Ronne était de fait une pièce radiophonique. Dès lors, quel intérêt d’en faire un spectacle plutôt qu’un concert ? Qu’est-ce que la mise en scène des 8 chanteurs et chanteuses peut apporter à cette pièce emblématique ?
Je travaille depuis longtemps sur ma propre idée de “théâtre d’oreille” : que ce soit dans la pièce d’hypnose Le vrai spectacle (qui proposait littéralement au spectateur de rêver son propre spectacle) ou dans la récente série des quatre Suites de l’Encyclopédie de la parole, ma démarche a toujours consisté à explorer et à exposer les relations entre la parole dans toute sa matérialité et les représentations mentales multiples qu’elle suscite chez les spectateurs.
Dans A-Ronne, ce qui fera toute la différence entre un concert et un spectacle, ce n’est pas des couches de représentation ou de figuration que je voudrais rajouter en plus dans l’idée de combler des manques. Il s’agit au contraire d’ôter tout ce qui peut faire obstacle, tout l’apparatus du concert : la disposition statique des chanteurs, les micros sur pieds, les pupitres, la lecture. En mettant les interprètes en mouvement au centre du public, en créant une lumière de qualité mentale, en travaillant sur les positions et rapports dans l’espace, sur une gestualité intrinsèque à l’expression vocale, sur des adresses concrètes et directes, je crois qu’on peut à la fois rendre justice au « théâtre d’oreille » de Berio tout en inventant un nouveau type (intimiste, onirique, infra-spectaculaire) d’opéra.